Prends, Seigneur, prends : Des hommes et des dieux


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz.


Ma p’tite âme a mal
Prends-moi nue dans tes bras
Et on s’en ira loin si loin si loin
Oh vieux Malin

Laurent Boutonnat, Vieux bouc 

À Pâques, on ressuscite, rassure le « scénario » catholique ; ailleurs, en Inde, les vivants s’adressent à leurs morts. Voici ce que montre, donne à entendre ce documentaire vu aujourd’hui (ou jamais, ouais). Prends, Seigneur, prends (superbe titre, érotique et pragmatique, appréciable même et surtout par un athée, un mécréant, un impie), nous plonge – il s’agit d’une expression littérale, cf. le caractère immersif revendiqué par les auteurs – dans un festival mille fois plus passionnant que celui de Cannes, croyez-moi. Là-bas, tout près, dans la proximité de l’altérité, les cérémonies, les consécrations, les sacrements, les possessions s’enchaînent comme les images, sans fondus enchaînés, sans discours rapporté (adieu Jean Rouch), sans contextualisation didactique. Le spectateur se retrouve projeté au cœur du foyer, du brasier, de la matière filmique, visuelle et sonore (le générique précise les rôles et les tâches, à Dupire l’image, à Kuentz le son, à Jaike Stambach le montage phonique et le sound design ; n’omettons pas l’apport déterminant de Lom Nath Panwar, co-scénariste, traducteur et directeur de production local). Dans cette communion numérique de l’ethnographie et de la cinématographie, dans ce cinéma de la cruauté renouvelé, les boucs (émissaires, offerts) passent un mauvais quart d’heure (remember la chèvre sacrifiée de Still the Water) et les membres de la SPA aussi (invitons les âmes sensibles promptes à condamner la violence des sauvages enturbannés à visiter les abattoirs européens). D’un geste admirable de précision, de professionnel dévoué au surnaturel, le serviteur vient couper la tête de la bête, correction hardcore d’un plan précédent obstrué par le hors-champ du tombeau (hindou, forcément).

L’acte, la coupure (montage ultime), éclatent à l’œil, au visage, le reliquat de l’animal frémit encore, à l’instar du corps de ses congénères aspergés d’eau, marque d’acceptation divine, ou celui des hommes transis par la présence en eux de la déité, pris (au jeu) d’une prise de vues totalement acceptée, les Blancs pris sous l’aile protectrice du Prêtre confiant, sympathique, centre du récit et dernier acteur à quitter la scène, avant l’orage en surplomb. Comment l’être humain peut-il dialoguer avec ce qui le dépasse et l’excède, sinon via sa chair ? Le métrage incandescent et ironique (pas dupe, en tout cas) duplique l’incarnation première et prend des faux airs de happening mystique et sociologique, de cérémonie barbare (acception géographique, non éthique) et ludique (des sourires affleurent des deux côtés de l’écran). Le Ciel voisine avec la trivialité, les souvenirs autobiographiques, épiques et mythologiques, en voix off, s’enracinent dans des anecdotes devinées de soupçons, d’impostures, de querelles entre cousins, d’adultère, d’alcoolisme. Le duo ne filme pas de petits saints, encore moins des cinglés (interprétation psychanalytique : tous des névrosés) ou des faussaires (analyse matérialiste : tous des comédiens). Il enregistre au plus près et cependant à distance – place toujours juste de l’emplacement de la caméra, y compris quand elle filme un affrontement-ballet de bâtons en hauteur, à la verticale, œil de Dieu ou grue artisanale – une communauté en quête de spiritualité incarnée, de transmission orale, des individus en hindi pour lesquels transe rime avec transcendance.



De l’énergie, de la joie, du défi (frapper au fléau afin de faire surgir une vérité, questionner l’esprit à propos de son nom, pas Légion), de la mélancolie et de la poésie (une poignée de répliques charment aussitôt : « Je vais enfermer ton âme dans un arbre », « Mon destin est à l’envers : retourne-le, Seigneur », « Dieu réside dans les enfants ») circulent durant ce voyage qui cartographie un territoire immense et réduit, qui cadre la scène capitale (exécution et pâmoison) et primitive (Freud, bis, noces avec l’absence, l’entrevu) d’un mausolée sacré, décoré, honoré, nourri, fragile, à deux pas de la modernité, celle des trains et des cellulaires. Deux régimes d’images donc d’énonciation divisent l’ouvrage, schizophrénie réflexive en signe de mariage entre les ordres du monde, de l’extériorité la plus spectaculaire et de l’intériorité la plus secrète. Des fragments granuleux en Super 8 (on pense à Seurat), des morceaux d’espace-temps exogène viennent scander en répons (terme religieux, musical) la pureté glacée de la HD, contaminer l’objectivité du documentaire (un mythe en soi) d’une seconde voie (étroite, certainement) heuristique, subjective. Nul hasard si l’ouverture nocturne et funèbre (installation d’un piège spirituel) évoque Le Projet Blair Witch ou si l’arrivée lointaine d’un cavalier héroïque, légendaire, fait resurgir la longue épiphanie laïque, onirique, d’un Omar Sharif dans Lawrence d’Arabie : Prends, Seigneur, prends, film de Gitans, de fantômes (effrayants ou effrayés), de mouvements et d’immobilité, de mémoire (horizontalité) et d’élévation (verticalité ou, à un niveau davantage organique, aspiration des malédictions à la façon d’un serpent, affirme une officiante), s’avère un film de cinéma, pléonasme-assomption des contradictions.

S’il fallait lui trouver une chambre d’écho, on pencherait vers le studio radio où Artaud et sa petite troupe d’énervés (une pensée pour Le Pèse-nerfs) interprétèrent/enregistrèrent naguère (en 1947, soixante-dix ans juvéniles) le mémorable et sidérant Pour en finir avec le jugement de dieu. Oubliez Renoir ou Rossellini (quoique, le réalisme, ancien ou nouveau, ne cesse d’affleurer sous la surface scandaleuse, et le film peint en creux la condition tout sauf royale d’une population en ce sens réellement identifiable, fraternelle dans sa misère économique et existentielle), l’occidentalisme mélodramatique (belle et féconde rencontre d’univers) d’un Satyajit Ray, l’exotisme en français d’un Tony Gatlif (idem), les atours irrésistibles ou soûlants de Bollywood (comme désignent cette imagerie ceux qui la méconnaissent ou s’en gaussent), notre épicée cinéphilie. Les saris brillent à la manière du sang versé, les danses se parent d’une dimension propitiatoire, la police, en Surmoi hors caméra, finit par juguler un débordement fervent. Cinéma du réel et du surréel, surréaliste et politique, Prends, Seigneur, prends documente une hallucination collective (reformulons : une compréhensible nécessité d’être ensemble, par-delà la dureté des temps, au-delà de la mort, notamment celle de ceux que l’on aime puis vénère ou récupère, tel ce fils enfiévré bientôt réincarné), une stratégie de pouvoir (la liturgie de sa conservation magnanime par le vrai roi de Panchwa, patriarche à la moustache repeinte) et un essai surhumain, humain, trop humain, repris (illustré, pour le meilleur et le pire) à son compte (logique cynique, parfois inspirée) par le dit genre fantastique, horrifique, hollywoodien et récemment sud-coréen, ou l’auteurisme croyant, métaphysique (Dreyer, Bergman, Bresson, Tarkovski) : avérer l’invisible, capturer le captivant vertige, attester d’un mystère.


Parmi les objets du quotidien, les artefacts à dessein – jarre bénéfique scellée, drapeau en métaphore de légèreté dépossédée, mèches arrachées d’un trait, poupées hindoues, pas vaudoues, de glaise et de bouse + pythies voilées – apparaissent de troublants moments de grâce, par exemple une prière crépusculaire ou des larmes masculines essuyées avec tendresse. Souvent impressionnante et gentiment brechtienne – le spectacle au carré se sait tel, il révèle un couple de témoins impliqués, non de médiums soumis –, l’œuvre modeste et puissante dépeint avec ou sans piments (de couleur, d’holocauste) un royaume (de pauvres riches) absurde et sensé, d’une parfaite cohérence et d’une spéculaire étrangeté. Prenez, mes bien chers frères et sœurs, prenez le chemin de ce film : il ranimera votre foi dans tous les signes et possibles (coda téléphonique d’une progéniture future, d’un héritier hypothétique) du cinéma, art des morts reliant au présent, heureusement, désespérément, les vivants.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir